
Marc Chaudeur, Instants d’un Gai savoir alsacien, 192 p., 2016, Editions Allewil – 14.20 €
L’auteur a entrepris, depuis bien des années, d’édifier ce qu’il qualifie de Gai Savoir alsacien : il s’agit pour lui de construire une connaissance de l’Alsace cohérente en se libérant de toute limitation intellectuelle, idéologique et esthétique ; en somme, de s’affranchir de tout conformisme réducteur.
Ce livre présente de nombreuses et diverses pièces de ce cheminement, retracé ici de 2009 à 2014 : notes littéraires et historiques, articles de blog, remarques d’humeur et d’ironie…
Marc Chaudeur est né en 1959, écrivain, traducteur de l’allemand et des langues scandinaves, philosophe. Il a publié Le Valet Noir chez Allewil (prix Littéraire de l’Académie Rhénane 2016).
Extraits pp. 5 à 12
Instants d’un gai savoir alsacien
Avant-Propos
Je me suis aperçu très tôt (vers la fin de mon enfance) que qui voulait produire des énoncés un tant soit peu intéressants sur l’Alsace, des éléments vraiment éclairants et féconds, devait certes acquérir le maximum de connaissances. Pour penser librement.
Penser librement ? Oui ; cela signifie : mettre les choses à plat, reprendre la pensée là où s’achèvent jugements de valeur, tics universitaires, effets idéologiques, gestes de salon et médiatiques ; limitations culturelles aussi, et engluements sentimentaux, même. Aller y voir par soi-même, avec élan et sans frein, sans délire et non sans contrôle non plus. Laisser fleurir les images, les analogies, les hypothèses, sans présupposé.
Et puis, il est bon alors de ne pas se laisser trop imprégner par son rapport immédiat, immanent à l’Alsace, de poser soigneusement à côté de soi (sans les endommager, surtout !) nos pesanteurs sentimentales. Je me suis aperçu ainsi que la meilleure méthode pour espérer atteindre notre fin, c’était de mettre l’ « Alsace » (toutes les connotations surtout que nous attachons spontanément à ce terme) entre parenthèses, comme si nous ne la connaissions pas. De flotter en une sorte de suspension, de neutralité vide. Un peu (beaucoup) comme le fait Rawles lorsqu’il veut comprendre la justice, ou bien Rousseau quand il veut comprendre l’Homme.
On s’aperçoit alors que, hocuspocus ! !, l’Alsace nous apparaît en relief, en couleurs ! Des couleurs nouvelles, fraîches, étonnantes et… merveilleuses.
Il s’agit ainsi de faire de l’Alsace un objet de pensée, digne de ce nom, ni plus, ni moins.
À partir de 2009, c’est dans un journal (l’un de mes trois journaux parallèles et à thématiques différentes), et aussi dans un blog, que j’ai commencé à mettre en œuvre des tentatives pour construire un Gai Savoir alsacien. Ce Journal, je l’ai baptisé du double nom de Lichtbild et de Beilstein. Lichtbild, c’est ce mot très beau qui désignait, au début, la photographie en allemand : l’image de lumière. Beilstein… J’en préserverai ici en partie le mystère.
Ce n’est là qu’une application de plus de l’intention qui occupe mon esprit depuis… Depuis qu’au début des années 1970, mon Grand-père et ma Grand-mère, Pappepa un Mammema, ont disparu. Ces morts étaient le signe, bien clair déjà pour moi, que l’Alsace et ses divinités anciennes (ses tabous aussi) s’effaçaient, et qu’une Alsace nouvelle naissait : la mienne. Une, franche, éclatante, sensuelle, aigüe ; enchantée. Le Journal, lui, presque quarante ans après cette époque lointaine, c’est l’écriture rapide, plutôt spontanée en général ; une notation des suggestions et des hypothèses les plus scintillantes à mes yeux. Avec cet inconvénient que ce genre d’écriture tend à se disperser ; dans des carnets de notes perdus à Lille, à St Jean, à Berlin ou dans le Perche, ou dans les réseaux sociaux. Un journal, c’est divers : des amorces, des sources, et aussi, des crêtes durcies sur le Streussel de la pensée. Un reflet très partiel des travaux et des jours. De la tragédie personnelle que certains vivent dans ces années là, dont il ne reste rien ici : de cela, je suis heureux. Tant pis, et tant mieux : une culture digne de ce nom, l’alsacienne par exemple, nous aide à survivre, et à vivre. Was bleibt stiften die Götter, dirai-je, mêlant Hölderlin et mon Grand-Père dans un même bouquet qui fleure bon le merisier et le sureau. Le printemps rhénan est là.
Novembre 2009
17 XI 2009
Patrimoine théâtral en Alsace : perspectives d’avenir, en bref
Le théâtre en Alsace et en alsacien, ce sont des dizaines de pièces, la plupart vaudevillesques, jouées chaque année dans la nuée entropique de Stoskopf – au demeurant lui-même auteur de textes satiriques excellents ou de cette pièce élégiaque intitulée : D’r Prophet, que nous aimons tout particulièrement malgré sa grande proximité avec les textes de Gogol ; ce qui est aussi le cas de son Herr Maire, d’ailleurs. Un théâtre très marqué encore par le temps des pionniers du Théâtre Alsacien de Strasbourg, vers 1900, dans ses formes et dans ses contenus ! Un théâtre, disons le tout net, largement dépassé : avec un humour qui souvent coule à pic et une satire sociale désuète et délavée qui tombe à flop ; un public qui se renouvelle à grand-peine – ce qui ne saurait s’arranger si l’apprentissage des dialectes alsaciens n’est plus assuré !
À côté de ce « Théâtre Alsacien », il existe tout un riche patrimoine de comédies, mais surtout de drames et de tragédies, soit complètement oubliés, soit ignorés, soit… refoulés ! … à vingt ans environ, je me suis pris à réfléchir sur le statut de ce répertoire englouti ou potentiel, sur son avenir et ses possibilités d’effectuation. Tous ces textes, composés surtout en dialectes ou en allemand standard, parfois excellents, voire extraordinaires, parfois géniaux ou fascinants ou simplement… intéressants, des Büchler, Schaffner, Reinbolt, Bertololy, Reinacher, … Qu’en faire, et quand faire ?
Deux solutions : d’abord, celle d’édifier une sorte de Conservatoire du patrimoine théâtral alsacien, une Comédie alsacienne comme il existe une Comédie française – mais pas nécessairement sur le même modèle ! Collectage soigneux et constitution d’un répertoire, dramaturgie fidèle à l’époque historique d’émergence de ces pièces et… interprétation, par les meilleurs comédiens qui puissent se trouver. C’est cette ambition que j’affiche dans ma correspondance avec Joseph, mon ami metteur en scène, dans les années 1980.
Mais pour des raisons à la fois financières, personnelles et de choix réfléchi, c’est la deuxième solution qui s’impose aujourd’hui, sans que nous puissions prétendre qu’elle s’imposera demain ni qu’elle doive empêcher la réalisation de la première.
Il s’agit de se saisir de ces textes, composés surtout dans les années 1900 à 1965, de nous en emparer littéralement, de les interpréter au sens le plus fort et le plus complet du terme : de leur insuffler vie et de leur donner une pleine actualité à la fois esthétique, sociale et philosophique, sans craindre un excès de hardiesse. Et cela au moyen d’un certain nombre de comédiens amateurs et grâce à la collaboration de comédiens pros éprouvés. Non plus une reconstitution, mais une re-création – qui coïncidera pour un nombre non négligeable de pièces, avec leur création…
Ainsi, notre partenariat actuel entre Culture et Bilinguisme et quelques comédiens nous autorise de grands espoirs : bientôt peut-être, nous aurons rendu au Théâtre d’Alsace une partie au moins de sa dignité blessée par le caviardage et l’Histoire, et nous aurons rendu sa signification pleine, subversive et actuelle à ce patrimoine.
René Schickele en octobre 1914
Dans sa pièce Hans im Schnakenloch (1914), Schickele fait dire à ce célèbre héros alsacien :
« Spannen Sie einen Menschen mit Armen und Beinen zwischen zwei Pferden, jagen Sie die Pferde in entgegengesetzter Richtung davon, und Sie haben genau das erhabene Schauspiel der elsässischen Treue. »
De l’écartèlement alsacien, entre deux rosses meurtrières et brutales… Cela ne pouvait prendre fin que grâce à un vrai pouvoir de décision des Alsaciens eux-mêmes… Mais faut-il le répéter encore ?
Pour celles et ceux que ces considérations intéressent et concernent, rendez-vous à notre Cercle de Lecture, Librairie Kléber, le samedi 28 novembre.
Des « Malgré Nous » en 1914-1918 ?
M. Sarkozy, ce 11 novembre, a prononcé un discours où il parlait des « Malgré Nous » de la Première Guerre Mondiale. Cette expression renvoie d’habitude aux Alsaciens-Mosellans incorporés dans la Wehrmacht en 1939-1945. Mais – en 14-18 ?
J’ai réagi dans certains journaux. En somme : l’expression « Malgré Nous » est née dans les années 1920, en effet. Mais à ma connaissance, on l’a entendue d’abord dans certains milieux lorrains, largement francophones, et français de culture. Une bonne illustration : le récit, romanesque et romancé, de Pierre Jacques, Muss-Preusse (Malgré-Nous) Nouvelle aus dem Kriegsleben eines Lothringers, publié à Metz en 1931. Fait intéressant : Le terme allemand équivalent au français, est « Muss-Preusse« ; pas tout à fait équivalent, puisqu’il suggère le peu de sympathie des Alsaciens de l’époque, non pour la germanité (dont ils participent depuis 1500 ans !), mais envers le prussianisme, bien souvent perçu comme durement hiérarchisé, autoritariste, imprégné de militarisme dans ses fibres mêmes, et frugal, très frugal, trop frugal !
On trouvera une fort belle description de cette antipathie, ou au moins de ce hiatus, non pas dans Hansi le rétribué, mais dans le roman de Walter Bloem, Das verlorene Vaterland, Leipzig, 1914. L’auteur, d’origine rhénane, montre une connaissance très profonde et très subtile de la psyché alsacienne. Bloem a d’ailleurs écrit aussi une trilogie sur 1870, publiée entre 1911 et 1913 : Das Eiserne Jahr (L’Année de fer) ; Volk wider Volk (Peuple contre peuple) ; Die Schmiede der Zukunft (Forgerons de l’Avenir). Et puis une Kriegserlebnis-Trilogie sur 14-18 : Vormarsch ; Sturmsignal ; Das Ganze Halt (entre 1914 et 1920). Encore un cas douloureux et passionnant : Bloem, qui fait preuve en 1910-14 d’une sorte de francophilie compréhensive (pour Bloem, le « verlorene Vaterland« , la Patrie perdue, c’est la France, pour les Alsaciens !). Mais ensuite, il s’engage assez tôt dans la NSDAP. C’est aussi que la crise, la misère et famine ont déferlé sur l’Allemagne.
Pour ce qui concerne le comportement des soldats alsaciens-lorrains, rappelons l’excellent article de la fameuse édition Haegy, Das Elsass von 1870-1932, 4 tomes, Alsatia, 1936. Les chiffres en sont sans doute à réinterpréter, puisque certains comportements sont plutôt malaisés à expliquer de façon unilatérale (les désertions, notamment). Mais le tableau paraît complet et précis. À la fin du chapitre (pp 293 à 324), une bonne biblio, comportant en effet les must sur cette matière : Pierre Claude, Elsass-Lothringer in Feldgrau, Strsbg 1931, que j’ai commenté dans la Revue d’Histoire de Sarre-Union en 1993. P.C. Ettighoffer, Gespenster am Toten Mann, Köln 1931 ; saisissant ! Et Arnold Heydt, Elsässer links raus!, Strsbg 1932 ; Adrienne Thomas, d’ailleurs rééditée récemment en Allemagne, Die Kathrin wird Soldat, Berlin, 1930 – la très belle figure d’une femme d’origine messine qui nous dit tout de son existence de femme… et de soldat. Et puis, à propos du retour dans leurs foyers de ces soldats vaincus et désormais méprisés et oubliés, de ces soldats les plus inconnus, selon l’expression d’un dirigeant autonomiste : Morand Claden, Désiré Dannacker, Strsbg 1930. À lire absolument, ce dernier !
Des précisions plus personnelles : mon Grand-père a servi dans l’armée allemande durant sept années, de 1911 à 1918 ; trois années de service, quatre de guerre. Qu’en pensait-il, qu’en a-t-il pensé ? Il y a récolté la Croix de Fer, avec une certaine fierté un peu complexe ; et le problème paraissait plutôt résider pour lui dans le fait de se battre que de se battre dans les rangs allemands, lui qui n’appréciait nullement l’état militaire, parlait le dialecte et l’allemand standard, qui ne savait pas un mot de français et ne semblait guère manifester d’intérêt pour la « Grande Nation ».
Monsieur Roland Jacques, petit-neveu de Pierre Jacques, l’auteur de l’ouvrage Malgré Nous (1931, Metz), m’a envoyé les précisions suivantes. Qu’il en soit très chaleureusement remercié ! Je reproduis texto :
« Mon grand-oncle Pierre Jacques est né en 1879 à Halstroff, en Lorraine germanophone. Sa langue maternelle était l’allemand et c’est dans cette langue qu’il a été éduqué. Mais il était lorrain avant tout et considérait profondément stupide de se battre contre la France. Son livre, publié en 1931 aux Edts Mazelle à Metz, intitulé « Muss-Preusse« , est entièrement rédigé en allemand, sauf le titre « Malgré Nous » et quelques phrases en français dans le texte. L’ouvrage a été traduit en français et publié en édition bilingue en 2010 ; mais cette édition familiale n’est pas destinée à la vente en librairie.
« L’idéologie de Pierre Jacques : « Ce n’est pas l’ennemi qui est haïssable, c’est la guerre. »
« Wie Pflicht und Interesse den Kindern gebieten, die Aussöhnung der getrennten Eltern herbeizuführen, so verlangen auch beide von den Grenzbewohnern, dass sie, die vom Besten beider Kulturen ihre Ausbildung erhalten haben, als Friedensvermittler auftreten… « . (« Comme le devoir et l’intérêt commandent aux enfants d’amener la réconciliation de leurs parents séparés, de même les populations, de part et d’autre de la frontière, demandent à leurs élites, qui bénéficient du meilleur des deux civilisations, de devenir artisans de paix… » (Préface de l’auteur ; trad. non indiqué)
« Français ne pouvons, Allemands ne voulons, Lorrains nous restons », écrit son héros.
Antoine Jacques, frère aîné de Pierre Jacques, a servi dans l’armée allemande de 1914 à 1918, et rédigé en allemand des carnets de guerre dans le même esprit. Ces carnets ont été publiés en édition bilingue : Carnets de guerre d’un Lorrain, 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 244 p.).
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