Jean-Paul SORG, Philosophe – Comment comprendre ceux que la politique de disparition de l’Alsace n’émeut pas, ne révolte pas, et qui, pressés de s’expliquer, trouvent quelque vertu à son absorption dans un grand ensemble ?
En les supposant a priori de bonne foi, comment comprendre ceux que la politique de disparition de l’Alsace n’émeut pas, ne révolte pas, et qui, pressés de s’expliquer, trouvent quelque vertu à son absorption dans un grand ensemble ? Ils semblent convaincus et vous assurent que l’Alsace même, en sa substance, ne disparaît pas ; seule a été supprimée sa forme institutionnelle comme région dotée d’un Conseil politique représentatif, sanctionné par le suffrage universel. Cela n’affecterait pas son être, son être-là, son Dasein, qui continuerait comme avant, patrimoine anhistorique, réalité apolitique, quasi éternelle.
Le cas du maire de Strasbourg
Roland Ries déclare tranquillement (la main sur le cœur) qu’il n’a jamais considéré qu’« une structure administrative met en cause l’identité » (L’Alsace, 16.9.2017). Et dans ses confessions, Le temps de la liberté (février 2017) : « Moi, issu du terroir régional, je n’ai cru à aucun moment que l’identité alsacienne pourrait être le moins du monde effritée ou abîmée par son intégration dans cette grande configuration administrative. »
Fort de sa bonne conscience, idéologiquement blindé, sûr de sa « liberté », qu’il affiche, tout en demeurant de fait soumis (fidèle) à son parti, le socialiste alsacien se lâche encore en dénonçant « la fureur victimaire » de ceux qui dans « la mouvance autonomiste » s’obstinent à dire non au « mariage forcé » (c’est lui-même qui l’appelle ainsi) de l’Alsace avec la Lorraine et Champagne-Ardenne.
Il trouve particulièrement malséante la chanson Alsassinée, que quelques jeunes « artistes locaux » ont chantée sous ses fenêtres. On a entendu pire outrance pourtant du côté de ces négateurs qui crient qu’ils veulent « en finir avec l’histoire de l’Alsace », avec l’Alsace qui fait des histoires à la France !
Comme il a obtenu que par la loi, par un vote de l’Assemblée nationale, la ville de Strasbourg soit nommée capitale du Grand Est, il s’est estimé satisfait et s’est calmé, si jamais il fut en colère. Par cette décision incongrue, qui n’est pas en principe de son ressort, l’Assemblée nationale, alertée par le groupe majoritaire socialiste, a voulu « calmer une colère prévisible », précise-t-il. La sienne et celle, pense-t-il, de ses concitoyens de Strasbourg, pas celle de l’Alsace entière qui ne saurait se satisfaire là d’une telle mesure de consolation.
En fait de « capitale », Strasbourg n’est rien de plus devenu que chef-lieu en tant que siège de la Préfecture. N’est-ce pas encore révélateur du système – jacobin – français qu’une ville soit capitale pour cette raison-là ?
Ries ne craignait pas un effacement de l’Alsace ; il en craignait juste les fantasmes, que les « fantasmes d’effacement de l’Alsace aient des conséquences politiques ». Comprenons : des conséquences négatives pour le parti socialiste et essentiellement, at last but not least, pour lui-même ! C’est ce qui arriva. Les socialistes alsaciens ont été sanctionnés aux élections.
Constatant le 1er janvier 2017 qu’« il n’y a pas un Alsacien qui soit devenu moins alsacien depuis le 1er janvier 2016 », il conclut qu’« aucun effet de dilution n’est à signaler ». Non mais, voyez ce style ! Est-ce honnête, intellectuellement, de faire comme si quelqu’un n’avait jamais redouté cela, de cette manière ? Il se moque du monde, de nous ! La « substance Alsace » ne s’est évidemment pas évaporée et dissipée dans le nouvel espace régional du Grand Est, elle est toujours là, présente dans les pierres, les paysages, dans les têtes et les cœurs des gens, dans les discours et le langage, dans les discussions, les affirmations et les négations, si même elle n’a plus d’institution politique originale et de pouvoir politique propre, de représentation politique spécifique. Si elle n’a pas d’autre expression que celle du malaise et du ressentiment qui murmure, mais ne crie pas. Pas d’autre voix que celle, minoritaire, de la révolte et d’une résistance pacifique qui garde foi dans les méthodes démocratiques.
Il est vrai que la substance disons culturelle, dans un sens anthropologique large, de l’Alsace demeure, active et créatrice, en l’absence de forme politique institutionnelle adéquate. Est-ce à dire que la forme est indifférente ? Peu importe la forme (la politique), pourvu qu’on ait la substance ! Et on l’aurait toujours, inaliénable ? Attachée au cœur des Alsaciens. C’est quasi mystique. Comme toujours l’amour de la patrie.
Le cas de certains artistes
Roland Ries n’est pas le seul Alsacien à le croire ; à croire que comme lui les Alsaciens sont si profondément, si viscéralement, si vertueusement, si substantiellement alsaciens qu’ils n’ont nul besoin d’institutions politiques « propres ». Ils s’en passent et lorsqu’ils en possèdent, par un caprice de l’histoire, elles ne sont en rien déterminantes de leur identité et de… leur bonheur.
Des artistes le pensent et l’ont dit, comme Roger Siffer et quelques autres. Ils sont tellement ouverts, se pensent tellement généreux, qu’ils ne veulent surtout pas se laisser enfermer dans une identité régionale forcément réductrice. Ils sont alsaciens, oui, absolument, et tellement plus ! Ils sont mondialistes et transcendent – déjà – toute espèce de nationalisme, a fortiori toute espèce de régionalisme.
« Quel changement voudriez-vous pour l’Alsace ? Que Macron qui sait tout faire enlève la barrière des Vosges, pour que je puisse saluer mes camarades de Bretagne ! »
Si la région (Alsace) s’ouvre et s’agrandit, entre dans un ensemble plus vaste, cela après tout leur convient, comme aux entrepreneurs, comme aux banquiers, comme aux hauts fonctionnaires et aux élus, car s’accroît leur champ d’action et de promotion, d’affaires et de puissance. Le grand, le plus grand ne leur fait pas peur. Ils ont un tempérament de conquérant. L’histoire va du petit au grand, au plus en plus grand, telle est sa marche universelle, tel est au sens littéral le progrès, « la marche du progrès ». Le mouvement du monde va vers des entités toujours plus vastes. L’histoire ne revient jamais en arrière, « alors autant aller de l’avant » (Roland Ries).
Telle est l’idéologie, la manière naturelle de penser, d’une importante partie de l’élite, politique, économique, intellectuelle et artistique, en Alsace comme partout. Comment contrer cette élite devenue qui gouverne, sans apparaître – et de toute façon être disqualifiée d’avance – comme rétrograde, menant un vain combat d’arrière-garde ? De quel côté les illusions, l’irréalisme, une conception erronée du sens de l’histoire ? De quel côté le « bon sens » ? Le bon sens peut être défait. Sur le petit cas mineur de l’Alsace, c’est une bataille d’idées décisive qui se joue, un choix de civilisation.
La foi des conquérants
Les conquérants, comme toujours, se veulent rassurants : on va de l’avant, mais il n’y a pas de péril pour le passé. « L’Alsace ne perdra pas ses spécificités », a répété le Premier ministre, que répète – loyalement – Roland Ries. Et il ajoute d’ailleurs, comme une étrange preuve, que « d’ailleurs, dans tous les sondages d’opinion, les Alsaciens confirment à plus de 90% leur attachement à ce particularisme ».
Le professeur de français, donc de rhétorique, qu’a été Roland Ries pourra-t-il nous expliquer la valeur logique qu’il donne ici à la locution adverbiale « d’ailleurs » ? Essayons de suivre le cheminement de sa pensée :
- n’ayez pas peur, chers concitoyens, le gouvernement de la République ne remettra pas en cause le particularisme alsacien ;
- donc l’Alsace ne perdra pas ses spécificités (sa substance) ;
- d’ailleurs les Alsaciens y tiennent.
C’est formidable, c’est magique : puisqu’ils y tiennent, ainsi que les sondages en font foi, ils ne les perdront pas, leurs chères spécificités, quelles que soient les conditions politiques et quels que soient les contours de leur région, car leur région c’est dorénavant le Grand Est, mais cela ne changera rien d’essentiel pour eux ! Les spécificités, c’est sacré.
D’une réalité présente, dûment constatée, leur attachement à leur particularisme, on augure la permanence de celui-ci, son éternité, malgré l’effacement, la destruction perpétrée des formes politiques de la représentation du peuple (le peuple alsacien n’existant pas, disons plutôt : de sa population) et de la gouvernance du territoire.
On observe un double mouvement dans l’âme de nos… personnalités. Elles n’ont pas voulu la réforme, même pas les socialistes régionaux, elle a été imposée subitement et arbitrairement ; toutefois, comme elle a été sanctionnée ensuite par la majorité au Parlement, c’est le jeu de la démocratie, il ne serait pas légitime de la refuser et « d’ailleurs » ce serait vain, faisons donc avec. Elles se justifient ainsi pour elles-mêmes, à bon compte, mais ressentent tout de même le besoin, vis-à-vis de l’opinion publique, de s’innocenter et d’étouffer les reproches. Les mains sur le cœur, elles nous disent alors leur conviction « profonde » que l’Alsace restera toujours l’Alsace.
La foi d’un théologien
Un théologien de haut rang, de fibre alsacienne, strasbourgeois de naissance, catholique sûrement libéral au fond et homme ouvert, sans conteste, peut ainsi nous dire sincèrement, dans un même élan, qu’« il faut en finir avec l’histoire de l’Alsace » (référence à « l’excellent » livre de Georges Bischoff) et que « l’Alsace n’a jamais disparu quel que soit le régime sous lequel elle a vécu ». Il s’appelle Michel Deneken. Il est président de l’université Marc Bloch. Il n’a perçu, semble-t-il, aucune contradiction entre les deux propositions successives qu’il a énoncées. Un théologien, héritier du thomisme, lui-même héritage de la métaphysique d’Aristote, est habitué à penser que l’éternité de la substance première, que nous appelons Dieu, n’est pas affectée par les formes diverses qu’elle revêt au cours du temps.
De même, immuable serait la substance d’une entité comme l’Alsace. Pourquoi ? Parce que nous l’aimons et croyons en elle, parce que les Alsaciens ont la foi et que la foi suffit, sans les œuvres, sans les formes. (La foi invente les idoles.)
Concevant sans difficulté théorique la substance d’une Alsace qui transcende les formes politiques qu’elle a reçues de l’histoire, notre bon théologien concevrait-il avec la même aisance – la même légèreté – la substance évangélique du christianisme en dehors de la forme catholique de l’Église romaine et serait-il assuré de sa survie, de sa pérennité, indépendamment de cette forme et de toute autre ?
Le cas du président Richert
Une autre personnalité, politiquement majeure, a juré sa « passion d’Alsace », a chanté la force de l’identité et des racines de sa région. Sa foi, sa sincérité, le côté homme du terroir qu’il magnifiait et son talent politique l’ont porté au pouvoir, il est devenu le président du Conseil régional. Les circonstances changeant, il n’a pas hésité longtemps à embrasser la cause de la nouvelle politique d’organisation territoriale et à activer et cautionner la fusion de l’Alsace dans un Grand Ensemble qu’avec ruse, des coups de pouce, et de la persévérance (« Je ne suis pas un homme qui renonce facilement ») il a réussi à faire baptiser Grand Est (Grand il est) en conformité avec ses idées de grandeur, ses tendances mégalomaniaques. C’est du passé, c’est de l’histoire. Le fait que maintenant « l’Alsace n’existe plus », politiquement, n’empêche pas son ancien héraut de chanter à la Foire, avec le même lyrisme qu’autrefois, « le bonheur d’être alsacien » et d’assurer que « ce bonheur est resté intact », que « rien ne peut l’en déloger » (sic).
La preuve, une preuve éclatante : la fête permanente à la Foire aux vins de Colmar, qui n’est plus une foire régionale d’ailleurs (son maire Gilbert Meyer dixit), mais internationale. 300 239 visiteurs à la 70e édition. Record battu. Le cap des 300 000 franchi. C’est un grand bonheur !
Et tout bonheur, comme l’amour, dit toujours, promet l’éternité. « Si l’Alsace est éternelle, elle doit se retrouver au niveau institutionnel. » Comment comprendre cette phrase ? Elle est belle, n’est-ce pas, avec son effet de rime. Elle affirme que l’Alsace est éternelle, bien qu’elle n’existe plus par ailleurs ! Des gens de peu de foi ont pu penser que, faute d’une institution régionale propre, elle disparaîtrait. Mais non, comme elle est éternelle, elle va – toujours – « se retrouver », se refaire quelque part et d’une certaine façon. Elle pourra être un département, par exemple, un grand département. Tel sera alors son niveau institutionnel. Comprenons bien que l’institution, quelle qu’elle soit, n’est jamais qu’un « niveau », qu’un mode, factice, facultatif, éphémère, de l’infinie inépuisable matricielle substance que l’Alsace constitue en soi et pour soi et qui par effusion nous pénètre et nous nourrit tous, nous tous, les Alsaciens. Une telle conception mystique de l’Alsace, du rapport des Alsaciens supposés avec l’Alsace, obnubile les meilleurs esprits, compense, rachète toutes les démissions politiques, les petites et grandes lâchetés, les petits et les grands arrangements stratégiques entre seigneurs.
Affirmateur et en même temps négateur ? Mystique et renégat ? C’est humainement possible. C’est humain ! La conviction mystique fonde une bonne conscience à toute épreuve. Cela s’observe dans l’histoire des religions comme dans l’histoire des politiques.
Merci pour ce très bon article, il faut aussi souligner que les alsaciens ne doivent pas trop attendre de leurs gouvernants, leurs élus, leurs préfets, l’autorité. C’est pas eux qui vont sauver notre culture ! Soyons iminaginatif, osons créer et développer notre langue, redd’n Elsassisch, un nit numme uff franzesch schwätze … Les parents missen unsr’i Sproch weiter iwergaahn f’r les enfants ! D’ Schuelgingel haan kaan Luscht un kaan Zit f’r dess … Redden im Buro uff Elsassisch, iweral, m’r haan a scheeni Schproch … F’r e freies Elsass