(Par Vincent Goulet) sociologue, membre fondateur de Grenz’up – Apprendre un métier dans un lycée professionnel en France tout en faisant ses stages en entreprises en Allemagne ou en Suisse, telle est le pari de l’Azubi-Bacpro lancé aux jeunes alsaciens. Après deux ans de fonctionnement, il est possible de tirer un premier bilan de ce dispositif.
Mis en place à la rentrée 2014 dans 4 lycées alsaciens (ils sont aujourd’hui 8 concernés), l’Azubi-Bacpro se veut l’équivalent de l’Abi-Bac dans l’enseignement professionnel : de l’allemand renforcé, des cours techniques en allemand, un enseignement interculturel, au moins six semaines de « Périodes de Formation en Milieu Professionnel » (PFMP) outre-Rhin.
Le dispositif a été conçu par l’Académie de Strasbourg et le Kultusministerium du Land du Bade-Wurtemberg. Sa mise en œuvre intègre, outre les équipes pédagogiques des lycées concernés, d’autres acteurs comme les chambres consulaires allemandes (IHK et HWK), l’Arbeitsagentur, ainsi que l’OFAJ et la FEFA qui soutiennent financièrement la mobilité des élèves1.
La première cohorte d’Azubi-Bacpro concerne 55 élèves répartis en Électrotechnique (15 lycéens à Pulversheim), Métiers de l’hôtellerie (8 lycéens à Illkirch), Commerce (17 lycéens à Colmar et 15 à Saint Louis), pour 300 semaines de PFMP en tout jusqu’à ce jour.
Il sera ici plus particulièrement question des élèves de Pulversheim et Colmar, qui ont et particulièrement suivis et dont on pourra visionner quelques « portraits d’Azubi-Bacpro » disponibles en ligne2.
Les prédispositions à l’aventure transfrontalière
Pour tous ces jeunes, le choix d’une formation transfrontalière n’a pas été prémédité. Il s’agit plutôt d’une opportunité dont ils se sont emparés ou à laquelle ils ont consenti quand, à leur entrée en seconde, on leur a proposé d’intégrer une classe Azubi-Bacpro. Pratiquement aucun élève ne connaissait l’existence de ce dispositif avant de l’intégrer, ce qui semble normal : l’Azubi-Bacpro ne faisait que débuter et il était encore peu connu.
La plupart des élèves concernés ont néanmoins une forme de « capital transfrontalier », transmis par une famille déjà bien implantée en Alsace et ayant des membres travailleurs frontaliers, ou au contraire par une famille migrante, avec parfois des liens de parentés installés de l’autre côté du Rhin (famille venues de Turquie ou de l’ex-Yougoslavie). Pour ces deux types de jeunes, jouer la carte du frontalier est une façon d’améliorer leur chance d’accès à l’emploi, tout en restant à proximité de leur famille, de leurs amis, du lieu où ils ont grandi. Quelques jeunes, qui avaient moins de ressources transfrontalières, se sont saisis de ce dispositif pour sortir de leur milieu social initial, souvent modeste, et s’ouvrir à de nouveaux horizons.
Une expérience forte et valorisante
Malgré quelques échecs (mais le taux d’abandon des stages outre-Rhin n’est pas supérieurs à la moyenne alsacienne), les jeunes font généralement preuves d’opiniâtreté et de courage face à cette expérience qui apparaît à bien des égards « initiatique » : résidence en semaine en petits groupes d’élèves dans un Ferien Wohnung en Allemagne pour les jeunes de Pulversheim, navette quotidienne assez fastidieuse vers Breisach pour les Colmariens.
Le dépaysement est significatif pour des jeunes qui ont entre 16 et 17 ans : outre la langue et un nouvel environnement, c’est aussi le monde du travail et de l’entreprise qui est découvert. Pour faire face au « stress », le soutien de la famille et des pairs a été décisif, venant compléter un encouragement plus institutionnel manifesté par l’institution scolaire et les bourses de mobilité offertes par l’OFAJ et la FEFA. Surmonter cette épreuve leur a apporté de la maturité mais aussi une meilleure confiance en eux, confiance qui fait souvent défaut aux élèves de Bac pro qui n’ont pas toujours choisi leur filière.
Les préparations au « choc interculturel » (échange avec l’établissement partenaire allemand en seconde, cours supplémentaires de langue allemande, module interculturel, cours de spécialité en allemand, etc.) ont apparu utiles aux jeunes mais c’est le stage en pays germanophone qui a été déterminant et qui donne tout son sens à l’Azubi-Bacpro.
Les vertus de l’immersion
Malgré de nombreuses années d’apprentissage solaire, la plupart des élèves concernés avaient un niveau linguistique faible et un véritable manque de pratique de l’allemand. Le stage en entreprise germanophone apparaît sur ce point être un véritable déclencheur. Si les progrès restent limités, la durée du séjour étant trop courte, ils se sont visiblement « décoincés » dans l’usage de l’allemand et remotivés pour l’apprendre plus sérieusement en classe ou de manière informelle.
Les jeunes ont aussi découvert la culture d’entreprise germanique. Ils ont été saisis par le sérieux et l’efficacité au travail en Suisse et en Allemagne, l’ambiance agréable entre collègues. A quelques exceptions près, ils ont été particulièrement bien accueillis par les responsables des entreprises (parfois moins par les autres salariés, à cause de la barrière de la langue). Ils ont été généralement reconnus et respectés comme de vrais travailleurs en formation (culture germanique de l’apprentissage).
Une fois la Schwellenangst (la « peur du seuil ») dépassée, les jeunes ont manifesté une capacité étonnante à mettre en place de nouvelles routines qui leur procurent un cadre familier et rassurant, que cela soit au niveau des transports, des relations avec les collègues ou le patron. On observe un élargissement de leur zone de familiarité, mais pas pour autant un accroissement de leur goût pour la nouveauté. Une fois de nouveaux repères durement conquis, ils aspirent à les garder, si bien que le retour dans la même entreprise pour le deuxième stage n’a généralement pas posé problème ni suscité de frustration. Bien au contraire, c’est au cours du deuxième stage que les élèves ont véritablement commencé à se sentir à l’aise aussi bien au niveau relationnel que linguistique
Qu’en est-il du côté des entreprises ?
Les entreprises allemandes se sont souvent plaintes du faible niveau en allemand des élèves français. On retrouve le discours récurrent des entreprises, bien disposées, sur le principe, à accueillir des jeunes alsaciens pour les former mais qui exigent un « bon niveau » d’allemand préalable (sans que celui-ci ne soit défini de manière très précise). Les entreprises ne veulent pas se transformer en « professeurs de langue », alors que cet apprentissage est aussi un des enjeux des PFMP dans le pays voisin. Il semble nécessaire de lever, par le dialogue avec les entreprises, ce malentendu.
La barrière de la langue reste donc forte, du moins au début, où tous les partenaires se sentent en « insécurité linguistique ». Cependant, les progrès sont réels et rapides, bien que limités par le faible nombre de semaines de PFMP obligatoirement passées outre-Rhin (6 semaines). Un volume de 12 semaines sur les 22 que compte les trois ans du Bac pro permettrait un approfondissement plus significatif et correspondrait mieux d’ailleurs au vocable « Azubi-Bacpro ».
Chaque domaine professionnel a un rapport spécifique aux deux langues du Rhin supérieur : les entreprises du commerce de Breisach ont un intérêt objectif à accueillir des francophones, vu la forte proportion de leur clientèle française, c’est beaucoup moins évident pour les entreprises d’électrotechnique de la région de Müllheim et Bad Krozingen, qui ont des clients allemands et beaucoup moins de collaborateurs francophones. Or ces derniers peuvent jouer, au moins dans un premier temps, les intermédiaires avec les jeunes stagiaires un peu désorientés. Le bilinguisme des entreprises est un véritable facteur d’intégration pour les élèves alsaciens, comme le montre également l’expérience avec une entreprise suisse de l’agglomération bâloise qui a très bien intégré trois jeunes en électrotechnique en s’appuyant notamment sur les compétences linguistiques de ses salariés francophones.
Le maillon faible des années collèges
En 2014, 40 % des élèves alsaciens de troisième générale suivaient des cours d’allemand en première langue et 47 % en LV2. Dans la filière Bac pro, ils étaient 59 % à « faire de l’allemand » en LV1 ou LV23. Sur le papier, le potentiel est donc là. Malheureusement, l’investissement des élèves dans les cours d’allemand est faible durant ces années délicates de l’adolescence. Il serait utile de développer les échanges avec le pays de Bade, en particulier les contacts plus amicaux et informels avec de jeunes allemands de leur âge (à travers les activités sportives ou musicales par exemple).
Cette socialisation interculturelle compléterait utilement les initiatives vers le monde de l’entreprise rhénane qui prennent actuellement leur essor, comme le dispositif DIMAT, Dispositif d’Initiation aux Métiers par l’Alternance Transfrontalier4, expérimenté à Saint-Louis au Lycée Mermoz ou les stages de troisième dans une entreprise allemande, accompagnée par l’association Eltern5.
Une nécessaire généralisation de ces dispositifs transfrontaliers
Trois écueils fragilisent néanmoins les promesses de l’Azubi-Bacpro :
- Le manque de ressources humaines au niveau de l’Éducation nationale et la faiblesse des moyens financiers pour gratifier les enseignants de leur surinvestissement dans ce dispositif. Il est à craindre une certaine « usure » des équipes pédagogiques en l’absence d’une reconnaissance autre que symbolique.
- La confidentialité du parcours, qui ne touche aujourd’hui que 8 classes de Bac pro dans toutes l’Alsace. Pour obtenir un effet d’entraînement, l’offre devrait être plus répandue, de façon à ce que la possibilité Azubi-Bacpro soit offerte au plus grand nombre.
- Les incertitudes quant à la reconnaissance officielle du diplôme obtenu de part et d’autre du Rhin. Pour le moment l’Azubi-BAcpro ne délivre qu’une « attestation complémentaire de compétences » qui n’est pas un titre reconnu en Allemagne, notamment par les chambres consulaires.
Le chantier lancé en 2014 reste donc ouvert, bien du travail est encore nécessaire pour que la vigne du bilinguisme dans l’enseignement professionnel soit fructueuse, avec ses différents cépages tous complémentaires : stages de 4° et 3°, Azubi-Bacpro, alternance transfrontalière infra-et post-bac, parcours bi- ou trinationaux du supérieur. VG
Notes :
- Le terme « Azubi » peut porter à confusion, dans la mesure où ces élèves français ne sont pas en apprentissage. En revanche, leurs « collègues » allemands peuvent l’être. L’idée est néanmoins d’insister sur le rapport étroit avec les entreprises grâce aux stages en immersion.
- Clément : https://youtu.be/WxTWtSeokJI – Enès : https://youtu.be/9WW6gAru4wc – Johane : https://youtu.be/QCzlrGp3KMA – Alexys : https://youtu.be/I8AKfggaewQ – Lara : https://youtu.be/gJlyJ6l7SA0 – Valentin : https://youtu.be/achz8I33g1Q
- Source : Académie de Strasbourg.
- URL : http://mavoieproeurope.onisep.fr/blog/2016/02/03/un-nouveau-dispositif-transfrontalier-le-dimat/
- URL : http://www.eltern-bilinguisme.org/fr/boite-a-outils/cursus-scolaire-bilingue/stages-de-3emes/
Oui, seule l’immersion fait progresser et atteindre un niveau linguistique correct.
Il faudrait un enseignement de différentes matières en allemand à ces jeunes dès la seconde.
L’Education nationale n’est pas à la hauteur de l’enjeu, qui la dépasse.
Il faut régionaliser, càd confier à la région Alsace – à retrouver-l’enseignement professionnel.
L’alsacien encore parlé dans les familles se raréfie au fil du temps et finira par disparaître, il est pourtant le meilleur terreau de culture de la langue allemande, sans oublier que les dialectes transfrontaliers se rejoignent bien souvent et favorisent une certaine fraternité au travail.
Alors comment rendre le goût de l’alsacien aux jeunes ? faudrait-il en faire un langage secret et mystérieux réservé à des initiés à la mode avec des supports « jeuns » ? personnellement c’est en décryptant le mystère je l’ais appris, et très vite entre 1953 et 55 alors que c’ était chic de parler français.
Quoi qu’il en soit, à mon avis, il ne faudra pas compter sur la très parisienne éducation nationale !