(Par Pierre Klein) – L’Alsace est morte, vive l’Alsace ! Ou le jacobinisme (1) à l’épreuve de la démocratie (2). L’Alsace institutionnelle est morte et avec elle la citoyenneté régionale alsacienne. Mais l’Alsace vivra tant que les Alsaciens partageront un sentiment d’appartenance et développeront un agir ensemble alsaciens, autrement dit tant que vivra l’identité collective alsacienne. Mais le peuvent-ils ? C’est justement là que se situe un des nœuds du problème alsacien.
On entend beaucoup dire depuis la fusion de l’Alsace dans le Grand Est que l’identité de l’Alsace n’est en rien menacée. En particulier, nombre d’élus tiennent ce genre de propos. Certes, si l’Alsace n’est qu’un mot, qu’une notion géographique, cela demeurera. Si l’identité de l’Alsace se résume à la choucroute et aux maisons à colombages, elle ne sera en rien menacée. Mais l’identité alsacienne ne saurait se résumer à cela, tant ses éléments identificatoires anciens ou actuels sont riches et variés.
Posons-nous la question de savoir comment se construit une identité collective. Si toute identité naît de l’identification, les identités collectives naissent d’une identification partagée à ce qui est présenté de cette identité au travers de la socialisation-transmission qui elle-même se fait en fonction d’une stratégie identitaire. Il s’agit donc d’une construction. Or qu’en est-il de la socialisation-transmission et de la stratégie identitaire ?
La socialisation-transmission en cours en Alsace comme partout ailleurs en France est une socialisation-transmission inscrite dans une stratégie identitaire purement et simplement française, c’est-à-dire qu’elle fait largement sinon complètement fi de la diversité française pour ne retenir qu’une francité ethnocentrée définie principalement par l’unicité de la langue, de l’histoire et de la culture françaises, au lieu et place d’une francitude ouverte sur la propre diversité, construisant un vivre ensemble dans le respect de l’autre et l’équité (3).
Pour preuve : quelle place est donc réservée à l’école et dans les médias publics par la socialisation-transmission à la langue, à l’histoire et à la culture dites régionales et en général aux éléments identificatoires alsaciens ? Elle est indigente (4).
Voilà bien le nœud du problème et ceux qui prétendent que l’identité alsacienne n’est en rien menacée, soit ils ignorent tout de la construction identitaire, soit ils se contentent de peu ou s’en fichent. En tout cas, pour de multiples raisons ils ne remettent pas en question un système qui programme depuis longtemps la fin des identités régionales. Et de résignation en abandon, les mêmes ont assisté l’arme au pied à la déconstruction de pans entiers de ce qui faisait l’Alsace linguistique, culturelle, économique, politique et sociale (5).
Le même système qui touche aussi à la gouvernance s’est révélé aux yeux des Alsaciens par la marche forcée qui a conduit à la fusion, une démarche quasi monarchique du haut vers le bas « Deus ex machina », un découpage technocratique fondé sur une logique de répartition et non de développement, un simple changement d’échelle « big is beautiful », dépourvu de recherche de cohérence, notamment celle de l’identité qui est toujours une ressource, le tout sans consulter ni les citoyens ni les collectivités concernés, accompagné de l’arrogant non-respect de la signature de la Charte européenne de l’autonomie locale et dédaignant l’avis du Sénat pour au final faire une réforme territoriale qui s’apparente beaucoup à une recentralisation.
Ce césarisme qui installe une forme d’autoritarisme pyramidal sans réel contrepouvoir et consacre la primauté de l’exécutif sur les autres pouvoirs est encore bien trop régi par le principe — une seule règle et la même pour tous —, au détriment de la pluralité, et peine à mettre en place un véritable dialogue social en cédant des compétences diversifiées aux partenaires sociaux. Ce dirigisme crée beaucoup d’inertie et entrave réactivité, initiative et créativité.
Ce système est celui du jacobinisme (6). Républicanisme serait un terme plus approprié, mais moins connu. Dénouons les nœuds pour au final s’apercevoir que le problème de l’Alsace n’est pas un problème alsacien, mais un problème français et pour se convaincre de la nécessité d’une rénovation de la démocratie française. Et l’on s’apercevra alors combien une Alsace institutionnelle est non seulement souhaitable, mais bien indispensable.
Mais les Français ont été fortement imprégnés, sinon formatés, par le jacobinisme. Une grande majorité d’entre eux est jacobine, souvent en l’ignorant. D’autres, moins nombreux, sont girondins (7). Les premiers sont les tenants de l’État-nation, les seconds du régionalisme. Les relations des uns et des autres sont difficiles. La culture girondine souffre d’un certain ostracisme. La culture jacobine constitue un véritable habitus français. Les deux sont-ils irréconciliables ? Sauf à vouloir persévérer dans l’erreur, il va falloir mettre fin à la guerre de position que se livrent les uns et les autres. Dans une démarche fondée sur les principes de l’union dans la diversité et du post-nationalisme, État-nation et Régions sont complémentaires et interdépendants. Le temps est venu de sortir d’une impasse contre-productive pour les uns et les autres. Plus encore qu’un compromis, c’est une nécessité démocratique.
La suppression du Conseil régional d’Alsace qui s’origine dans le jacobinisme nous fournit une bonne raison d’ouvrir le débat et d’apporter une pierre à l’édifice de la nécessaire rénovation de la démocratie française.
Alors que des pans entiers de ce qui faisait l’Alsace ont répétons-le disparu et que des pans entiers de ce qui fait l’Alsace d’aujourd’hui sont menacés dans leur existence (8), il revient aux Alsaciens eux-mêmes soit d’y consentir, de s’y résigner ou de (re)prendre leur avenir alsacien en main et d’agir ensemble pour construire demain une Alsace réconciliée avec elle-même, ouverte à 360 degrés et mettant en œuvre toutes ses potentialités. Un sursaut s’impose ! La France ne sera que plus riche d’une telle Alsace et ne sera que plus elle-même. Une France plurielle !
Encore faut-il qu’intervienne une pédagogie, un débat dont les Alsaciens n’ont été que trop privés, mettant sur la table les tenants et les aboutissants des politiques poursuivies en Alsace depuis des décennies et construisant une véritable culture politique pour permettre aux Alsaciens de se déterminer en toute connaissance de cause et d’élaborer en conséquence une demande citoyenne franche et massive. La France est une démocratie et en démocratie le dernier mot doit revenir au peuple, le premier aussi d’ailleurs. Encore faut-il que le peuple ne soit pas laissé dans l’inculture et qu’on lui donne la parole.
Avis est lancé aux médias, publics notamment (9) ! Avis est lancé à la classe politique, alsacienne notamment ! Avis est lancé au peuple, d’Alsace notamment ! Ce qui n’est pas demandé ne sera pas obtenu ! Pierre Klein
Notes :
- Si aujourd’hui le jacobinisme fait référence au centralisme et au parisianisme, au départ la doctrine jacobine est toute autre. En effet, la Constitution jacobine de 1793 substitue le courant ascendant au courant descendant et installe la démocratie directe. Mais elle ne sera jamais appliquée.
- Introduction d’un ouvrage à paraître prochainement.
- C’est pour le moins ainsi que le ressentent ceux parmi les Bretons, les Basques, les Corses… qui voient depuis disparaître leur langue première. Que ceux qui ont le français pour langue se demandent quelle serait leur attitude face à la disparition de leur langue. Gageons qu’ils comprendraient alors les régionalistes. D’ailleurs, de nombreux sondages révèlent que les Français ne sont pas hostiles aux langues régionales. Mais leur avis compte-t-il auprès de certains sachants ou autres ténors de la politique qui voient dans les langues régionales un danger pour la République et une menace pour l’unité nationale (sic).
- Demandons-nous ce que serait l’identité française sans un enseignement de la langue, de l’histoire et de la culture françaises, sans une socialisation-transmission des éléments identificatoires français.
- Non que nous défendions une identité essentialiste ou substantialiste, c’est la déconstruction que nous critiquons.
- À savoir le centralisme, la crispation sur l’homogénéité, le tout ramené à l’un, la mythification de l’unicité, la complète confusion de l’État et de la nation, l’égalitarisme ou passion de la similitude, la réduction politique et culturelle de la France à Paris…
- Les Girondins avaient notamment déclaré sous la Révolution, alors que l’on venait de créer 83 départements que Paris ne devait compter que pour 1/83ème. Cela leur a coûté très cher. Beaucoup seront guillotinés, d’autres se suicideront pour ne pas l’être.
- À titre d’exemple que reste-t-il du fameux bilinguisme alsacien dont beaucoup font des gorges chaudes à l’heure où la pratique dialectale est au plus bas, où l’allemand, langue historique de l’Alsace, est perçu par beaucoup comme langue étrangère et où dans toutes les régions bilingues d’Europe, l’enseignement des langues régionales ou minoritaires est généralisé. En Alsace, pas même un quart des enfants sont scolarisés en filière bilingue…
- Quand donc a eu lieu le dernier débat autour des questions alsaciennes. Quel cas fait-on de l’histoire et de la culture d’Alsace. Pas grand cas. Et si dans les années soixante-dix ou quatre-vingts des Germain Muller, des André Weckmann, des Jean-Jacques Schaettel, des Roger Siffer, des Raymond Matzen, des Emma Guntz, des René Egles, et j’en passe, tenaient les antennes, aujourd’hui, ils n’y trouveraient plus aucune place. Autrement dit, une telle pléiade pourrait-elle encore éclore aujourd’hui ?
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